Nous avons vu au chapitre précédent que dans un fluide parfait, la contrainte qui s'exerce sur une particule de fluide est toujours perpendiculaire aux parois de celle-ci. Dans un fluide réel en écoulement, la contrainte possède aussi une composante tangentielle dite contrainte visqueuse. Sa prise en compte permet d'établir l'équation de Navier-Stokes qui représente une version améliorée de l'équation d'Euler pour un fluide réel.
Notion de viscosité
Expérience de Couette
Considérons un fluide enfermé entre deux cylindres, l'un mobile, l'autre fixé via un fil de torsion de constante de torsion \(C\) (en N.m.rad-1). L'ensemble forme ce qu'on appelle un rhéomètre. On constate que lorsque la cavité cylindrique extérieure est mise en rotation à la vitesse angulaire \(\omega\), le cylindre intérieur tourne d’un angle \(\theta\) par rapport à sa position d’équilibre.
Ce que l'on observe :
- Les particules de fluide adhèrent aux parois. Il existe donc un gradient de vitesse au sein de l'écoulement.
- Plus la vitesse angulaire \(\omega\) est importante, plus l'angle de torsion \(\theta\) l'est aussi.
- Pour les fluides simples, cette relation est linéaire.
Conséquences :
- La torsion du fil conduit à l'existence d'un couple produit par le fluide. Ce couple, noté \(\mathcal{M}_\Delta\) équilibre le couple de torsion \(-C\theta\) de sorte que \(\mathcal{M}_\Delta=C\theta\).
- Les forces de pression ne peuvent pas expliquer ces actions. On est donc obligé d'admettre l'existence d'efforts tangentiels. On définit la contrainte tangentielle \(\overrightarrow{\sigma_\text{t}}\) qui s'applique sur un élément de surface \(\mathrm{d}S\) par \begin{equation} \fcolorbox{#FFFFFF}{#FFF8F0}{\quad \(\displaystyle \begin{array}{rcl} \overrightarrow{\mathrm{d}F_\text{t}} &= & \overrightarrow{\sigma_\text{t}}\times\mathrm{d}S\\ \mathrm{N} &= & \mathrm{Pa}\times\mathrm{m^2} \end{array} \)\quad} \;\color{#FF9900}{\heartsuit} \end{equation}
- Ces forces dépendent du gradient de vitesse qui règne au sein du rhéomètre. Ce gradient de vitesse, aussi appelé vitesse de cisaillement, est noté \(\dot \gamma\).
Le rhéomètre permet de mesurer la contrainte \(\sigma_\text{t}\) et la vitesse de cisaillement \(\dot\gamma\) grâce à la mesure de l'angle de torsion \(\theta\) et la vitesse angulaire \(\omega\). En effet, on a \[ \sigma_\text{t}=\frac{\mathcal{M}_\Delta/R_1}{S_\text{lat}}=\frac{C\theta}{2\pi L{R_1}^2} \quad\text{et}\quad \dot \gamma=\frac{\Delta v}{\Delta R}=\frac{R_2\omega}{R_2-R_1} \] La courbe \(\sigma_\text{t}=f(\dot\gamma)\) est appelée rhéogramme et décrit le comportement dynamique du liquide en écoulement.
Fluide newtonien
Définition
Un fluide est newtonien quand la contrainte visqueuse est proportionnelle à la vitesse de cisaillement : \begin{equation} \sigma_\text{t}=\eta \dot\gamma \end{equation} avec \(\eta\) une constante appelée viscosité dynamique.
L'analyse dimensionnelle de la relation(2)donne \[ [\eta] = \dfrac{[F]}{\mathrm{L^2}}\dfrac{\mathrm{L}}{[v]} = \dfrac{[F]}{\mathrm{L^2}}\mathrm{T} \] Ainsi, la viscosité est homogène à une pression \(\times\) temps. On l'exprime indifféremment en pascal.seconde (Pa.s) ou en poiseuille (P\(\ell\)) en hommage à .
Ordre de grandeur — Tous les gaz sont des fluides newtoniens avec une viscosité de l'ordre de 10-5 Pa.s dans les conditions normales. Elle varie peu avec la température. Quant aux liquides, la viscosité varie sur plusieurs ordres de grandeurs (Tab.1) et reste très sensible à la température (elle diminue lorsque la température augmente).
Liquide (20°C) | Viscosité (mPa.s) |
---|---|
Acétone | 0,32 |
Eau | 1,0 |
Mercure | 1,5 |
Huile d’olive | 840 |
Glycérine pure | 1500 |
Gaz | Viscosité (μPa.s) |
Vapeur d’eau (20°C) | 9,7 |
Air sec (20°C) | 18,2 |
He (25°C) | 19,9 |
N2 (25°C) | 17,7 |
Pour résumer, au sein d'un fluide newtonien, il existe deux types d'actions de contact :
- les actions pressantes dont les contraintes sont normales : \[ \overrightarrow{\sigma_\text{n}} = \frac{\overrightarrow{\mathrm{d}F}_\text{n}}{\mathrm{d}S} = -p\,\overrightarrow{n} \] Rappelons que ses forces sont conservatives.
- les actions visqueuses dont les contraintes sont tangentielles \[ \overrightarrow{\sigma_\text{t}} = \frac{\overrightarrow{\mathrm{d}F}_\text{t}}{\mathrm{d}S} = \eta\dfrac{\partial v}{\partial n}\, \overrightarrow{t} \] où \(\partial v/\partial n\) désigne le gradient de vitesse dans la direction normale à la surface. Ces forces sont dissipatives.
Rhéologie
La rhéologie est la science qui étudie le comportement des fluides en écoulement. Cette science repose sur l'emploi de , appareils destinés à mesurer la relation entre la contrainte tangentielle \(\sigma_\text{t}\) et la vitesse de cisaillement \(\dot \gamma\). Le comportement newtonien s'observe dans tous les gaz et dans les liquides simples constitués de petites molécules (l'eau par exemple).
Toutefois, certains liquides ont des comportements rhéologiques qui s'écartent du comportement newtonien. La(Fig.)en donnent quelques exemples.
Dynamique des écoulements visqueux incompressibles
Lorsque le fluide est newtonien et incompressible, les équations de Newton appliquées à chaque particule de fluide prennent la forme des équations de Navier-Stokes.
Force volumique visqueuse
Plaçons nous dans un référentiel galiléen et effectuons un bilan des forces sur une particule de fluide située en M à l'instant \(t\), de masse \(\text{d}m=\rho(\text{M},t)\,\text{d}\tau\). En plus des forces de pression et des forces extérieures volumiques, il faut ajouter la résultante des forces visqueuses : \[ \text{d}\overrightarrow{F}= \left(\overrightarrow{f}{}^\text{ext} - \overrightarrow{\nabla}p\right)\,\text{d}\tau+\text{d}\overrightarrow{F_{\eta}} \] L'expression de \(\text{d}\overrightarrow{F}_{\eta}\) est en général assez compliquée mais elle se simplifie dans le cas des fluides newtoniens et incompressibles.
Cas d'un écoulement parallèle unidimensionnel — Calculons la résultante des forces visqueuses dans le cas particulier simple d'un écoulement suivant \((Ox)\) avec un gradient de vitesse suivant \((Oy)\) : \[ \overrightarrow{v}=v(y)\,\overrightarrow{u_{x}} \] On remarque ici que \({\textrm{div}}\overrightarrow{v}=0\). L'écoulement est donc bien incompressible. Dans ce cas, la résultante des forces visqueuses s'exerçant sur une particule de fluide, s'écrit : \[ \text{d}\overrightarrow{F_{\eta}} = \eta\left[\frac{\text{d}v}{\text{dy}}\left(y+\text{d}y\right) - \frac{\text{d}v}{\text{dy}}\left(y\right)\right]\text{d}x\text{d}z\,\overrightarrow{u_{x}} = \eta\frac{\text{d}^{2}\overrightarrow{v}}{\text{dy}^{2}}\text{d}\tau \]
On voit apparaître une force volumique qui s'exprime comme le laplacien de la vitesse. Cette formule obtenue dans un cas particulier se généralise aux écoulements incompressibles des fluides newtoniens. On admettra que pour un fluide newtonien incompressible, la résultante des forces visqueuses s'écrit \begin{equation} \fcolorbox{#FFFFFF}{#FFF8F0}{\quad \(\displaystyle \text{d}\overrightarrow{F_{\eta}}=\eta\Delta\overrightarrow{v}\,\text{d}\tau= \eta\left( \frac{\partial^2 \overrightarrow{v} }{\partial x^2}+ \frac{\partial^2 \overrightarrow{v} }{\partial y^2}+ \frac{\partial^2 \overrightarrow{v} }{\partial z^2} \right)\text{d}\tau \)\quad} \;\color{#FF9900}{\heartsuit} \end{equation} où \(\Delta\) est l'opérateur laplacien.
Équation de Navier-Stokes
Appliquons la seconde loi de Newton à une particule de fluide : \[ \rho\textrm{d}\tau\dfrac{\text{D}\overrightarrow{v}}{\text{D}t} = \underbrace{-\overrightarrow{\nabla}p\,\textrm{d}\tau}_\text{pression} + \underbrace{\eta\Delta \overrightarrow{v}\,\text{d}\tau}_\text{viscosité} + \underbrace{\overrightarrow{f}^\text{ext}\textrm{d}\tau}_\text{autres} \] En divisant par \(\text{d}\tau\), on obtient l'équation de Navier-Stokes.
Équation de Navier-Stokes
Pour un fluide incompressible newtonien, la dynamique de l'écoulement vérifie l'équation \begin{equation} \rho\left[\dfrac{\partial\overrightarrow{v}}{\partial t} + (\overrightarrow{v}\cdot\overrightarrow{\nabla})\overrightarrow{v}\right] = -\overrightarrow{\nabla}p+\overrightarrow{f}^\text{ext} + \eta\Delta \overrightarrow{v} \end{equation}
Il s'agit donc d'une équation aux dérivées partielles du second ordre et non linéaire. Cette équation recèle encore quelques mystères qui résistent à la sagacité de nos meilleurs mathématiciens puisque l'existence et l'unicité d'une solution de l'équation de Navier-Stokes est l'un des sept problèmes du millénaire mis à prix $ 1 000 000 par l'Institut Clay!
Conditions aux limites — L'équation de Navier-Stokes étant une équation aux dérivées partielles, sa résolution introduit des constantes d'intégration. On les détermine en appliquant les conditions aux limites suivantes :
- continuité de la vitesse à la traversée d'une interface (adhérence);
- continuité de la pression si la surface est plane ;
- continuité de la contrainte tangentielle.
Le nombre de Reynolds
La complexité provient essentiellement de la présence, dans l'équation de Navier-Stokes, d'un terme non linéaire — le terme d'inertie — et d'un terme du second ordre — le terme de viscosité. \[ \rho\dfrac{\partial\overrightarrow{v}}{\partial t} + \underbrace{\rho \left(\overrightarrow{v}\cdot\overrightarrow{\nabla}\right)\overrightarrow{v}}_\text{inertie} = -\overrightarrow{\nabla}p+ \underbrace{\eta\Delta \overrightarrow{v}}_\text{viscosité} + \overrightarrow{f}^\text{ext} \] Dans de nombreux cas, on peut négliger l'un des deux termes devant l'autre. On définit alors un facteur sans dimension, qui estime l'importance du terme d'inertie devant le terme de viscosité. On peut estimer l'ordre de grandeur de ces termes à partir de la masse volumique \(\rho\) du fluide, de sa viscosité \(\eta\), d'une vitesse caractéristique de l'écoulement \(v\) et d'une distance \(d\) qui caractérise l'échelle de variation de la vitesse. En effet, \[ \left\|\rho\left(\overrightarrow{v}\cdot\overrightarrow{\nabla}\right)\,\overrightarrow{v}\right\| \sim\rho\dfrac{v^{2}}{d} \quad\text{et}\quad \left\|\eta\Delta\overrightarrow{v}\right\|\sim\eta\dfrac{v}{d^2} \]
D'où le nombre sans dimension appelé nombre de Reynolds \begin{equation} \fcolorbox{#FFFFFF}{#FFF8F0}{\quad \(\displaystyle R_\text{e}=\frac{\text{terme d'inertie}}{\text{terme visqueux}}=\dfrac{\rho v d}{\eta} \)\quad} \;\color{#FF9900}{\heartsuit} \end{equation} Ce nombre joue un rôle très important en mécanique des fluides car il permet de distinguer trois types d'écoulement.
- L'écoulement à petit nombre de Reynolds \(R_\text{e}\ll1\) — L'écoulement est laminaire et essentiellement gouverné par la viscosité. Le terme d'inertie est négligeable et l'équation de Navier-Stokes devient \[ \rho\frac{\partial\overrightarrow{v}}{\partial t} = -\overrightarrow{\nabla}p+\overrightarrow{f}{}^\text{ext} + \eta\Delta\overrightarrow{v} \] équation qui a le bon goût d'être linéaire. Si l'écoulement est permanent, on obtient le régime de Stokes.
- L'écoulement à grand nombre de Reynolds \(R_\text{e}\gg1\) — On montre dans ce cas que les effets visqueux sont concentrés sur les bords, dans une fine couche appelée couche limite, et dans le sillage des obstacles. Hors de ces zones, le terme visqueux est négligeable et l'on retrouve l'équation d'Euler \[ \rho\left[\frac{\partial\overrightarrow{v}}{\partial t} + \left(\overrightarrow{v}\cdot\overrightarrow{\nabla}\right)\overrightarrow{v}\right] = -\overrightarrow{\nabla}p + \overrightarrow{f}^\text{ext} \]
- Écoulement turbulent — La viscosité stabilise et régularise les écoulements de façon générale. Ainsi, quand le nombre de Reynolds augmente le régime laminaire devient instable voire turbulent. La transition entre le régime laminaire et turbulent se produit dans une certaine gamme de valeur du nombre de Reynolds qui dépend du problème. On peut retenir qu'en général, lorsque \(R_\text{e}≳10^{3}-10^4\), l'écoulement devient turbulent : la vitesse en un point M varie dans le temps de façon erratique. Dans ce cas, le problème étant analytiquement insoluble, on utilise souvent des lois phénoménologiques associées à une analyse dimensionnelle.
Type d’écoulement | Nombre de Reynolds | Régime |
---|---|---|
Écoulement atmosphérique | \(R_\text{e}\approx 10^{11}\) | turbulent |
Écoulement sanguin dans l’aorte | \(R_\text{e}\approx10^{4}\) | turbulent |
Écoulement sanguin dans les capillaires | \(R_\text{e}\approx10^{-3}\) | laminaire visqueux |
Domaine de l’aéronautique | \(R_\text{e}\approx10^{7}\) | turbulent |
Domaine de la microfluidique | \(R_\text{e}\approx10^{-3}-1\) | laminaire visqueux |
Exercice
De l'eau (\(\eta=10^{-3}\,\mathrm{Pa.s}\)) à 20°C et 105 Pa coule dans une canalisation de diamètre \(d=1\,\mathrm{cm}\) avec un débit \(D_V=10\,\mathrm{L/mn}\). Calculer le nombre de Reynolds.
Pour en savoir plus...
- Hydrodynamique physique Interéditions/CNRS, 1991.
- Mécanique des fluides Presses internationales polytechnique.
- Rhéophysique ou comment coule la matièreParis, Belin, 2005.
- Les opérateurs différentiels[en ligne], 2013. Disponible sur femto-physique.fr