Le modèle de Kuramoto est une tentative de description du phénomène de synchronisation collective dans lequel un ensemble d'oscillateurs en interaction parvient à se synchroniser, en dépit de la dispersion des fréquences propres qui caractérise sa population. Comme nous le verrons, ce modèle révèle des propriétés que l'on rencontre communément dans l'étude des phénomènes critiques et des transitions de phase de la matière condensée.
Description du modèle
Les équations maîtresses
Considérons un ensemble de \(N\) oscillateurs harmoniques de pulsations propres \(\omega_k\) avec \(k=1,\ldots,N\). Dans l'hypothèse où chaque oscillateur oscille en toute indépendance, la phase de chacun est donnée par \[ \theta_k=\omega_k t+\varphi_k^0 \] avec \(\varphi_k^0\) la phase à l'origine de l'oscillateur. Un moyen commode de se représenter un oscillateur consiste à imaginer un tournant à la vitesse angulaire \(\omega_k\) sur le cercle trigonométrique.
Supposons maintenant que chaque oscillateur soit couplé avec tous les autres par un terme d'interaction, de sorte que la dynamique s'écrive \[ \dot \theta_k=\omega_k+\sum_{j\neq k}K_{jk} \] où \(K_{jk}\) est le terme de couplage qui résume l'action de l'oscillateur \(j\) sur l'oscillateur \(k\)
Le modèle de Kuramoto[1]suppose que le couplage ne dépend que du désaccord de phase entre les oscillateurs. De surcroît, il adopte un terme de couplage purement sinusoïdal. Les \(N\) équations qui gouvernent ce modèle de Kuramoto sont alors
où \(K\) est la constante de couplage.
Une analyse des équations(1)montre que le terme d'interaction produit bien l'effet recherché. En effet, imaginons qu'à un instant donné tous les oscillateurs ont une phase nulle, sauf l'oscillateur \(k\) pour lequel \(\theta_k \in [0,\pi]\). Dans ce cas, \(\sum_{j\neq k}\sin(\theta_j-\theta_k) < 0\) d'où \(\dot \theta_k < \omega_k\) : l'oscillateur tourne moins vite que s'il n'interagissait pas avec les autres. Ce ralentissement tend à le rapprocher des autres, d'où une tendance à la rotation synchrone.
En fait, il y a une compétition entre le couplage qui tend à mettre au pas tous les oscillateurs, et le désordre lié à la dispersion des pulsations propres. Si la constante de couplage est faible, l'interaction échoue à faire émerger un ordre cohérent, et les oscillateurs oscillent à une fréquence voisine de leur fréquence propre : c'est la phase incohérente. En revanche, à partir d'un certain seuil \(K_\text{c}\), un ordre cohérent émerge et une partie significative des oscillateurs se synchronisent spontanément. Cette synchronisation collective est d'autant plus complète que \(K\) est grand.
Paramètre d'ordre
Afin de mesurer le degré de cohérence de la population d'oscillateurs, utilisons le barycentre des phaseurs : \[ \overrightarrow{p}=\frac{1}{N}\sum_{j=1}^N \overrightarrow{p_j} \] Dans la phase incohérente chaque phaseur se répartit plus ou moins uniformément le long du cercle trigonométrique de sorte que \(\left|\overrightarrow{p}\right|\simeq 0\). À l'inverse si tous les oscillateurs tournent de façon synchrone, alors \(\left|\overrightarrow{p}\right|\simeq 1\). Ainsi, la norme du vecteur \(\overrightarrow{p}\) est une mesure du degré de cohérence ; on l'appelle paramètre d'ordre.
Adoptons la notation complexe qui est plus commode et définissons le nombre complexe:
Le module de \(\underline{p}\) donne le paramètre d'ordre, et son argument \(\phi(t)\) indique l'inclinaison du vecteur \(\overrightarrow{p}\) à l'instant \(t\). Si l'on multiplie la relation(2)par \(\mathrm{e}^{-\mathrm{i}\theta_k}\), on aboutit à \[ |\underline{p}|\mathrm{e}^{\mathrm{i}(\phi-\theta_k)}= \frac{1}{N}\sum_j \mathrm{e}^{\mathrm{i}(\theta_j-\theta_k)} \] De sorte qu'en prenant la partie imaginaire il vient \[ |\underline{p}|\sin(\phi-\theta_k)=\frac{1}{N}\sum_j \sin(\theta_j-\theta_k) \] Finalement, on peut réinjecter ce résultat dans les équations maîtresses(1), ce qui donne
Cette réécriture appelle deux remarques :
- on voit clairement ici que le terme d'interaction cherche à rapprocher les phases \(\theta_k\) de \(\phi\), ce qui conduit naturellement à une oscillation collective cohérente ;
- par ailleurs, tout se passe comme si chaque oscillateur était indépendant et couplé à un unique phaseur \(\overrightarrow{p}\), résultat d'un moyennage : on dit que le modèle de Kuramoto est une théorie de champ moyen.
Simulations
Pour rendre compte de la dynamique du modèle, on peut intégrer les équations différentielles(1)par une méthode numérique après avoir initialisé les fréquences propres des oscillateurs ainsi que leur positions initiales sur le .
La simulation que nous proposons est réalisée en optant pour :
- une méthode d'intégration numérique simple puisqu'il s'agit de la méthode d'Euler[2]avec un pas temporel \(\delta t=10^{-2}\,\mathrm{s}\) ;
- une distribution aléatoire et uniforme des phases initiales ;
- une distribution lorentzienne des pulsations propres centrée sur \(\omega_0=1\,\mathrm{rad.s^{-1}}\) et dont la largeur à mi-hauteur \(2\gamma\) est ajustable. Précisément, la probabilité de trouver \(\omega_k\) dans l'intervalle \([\omega,\omega+\mathrm{d}\omega]\) est donnée par \[ \mathrm{d}P=g(\omega)\, \mathrm{d}\omega= \frac{1}{\pi}\frac{\gamma}{(\omega-\omega_0)^2+\gamma^2}\, \mathrm{d}\omega \]
Dans la suite, sur la base de ces simulations, nous dégageons quelques propriétés de ce modèle à mettre en parallèlle avec les transitions de phase critiques de la physique.
Phénomènes critiques
Diagramme de bifurcation
On remarque qu'après un certain temps de relaxation, le système adopte une situation d'équilibre au sens thermodynamique : le paramètre d'ordre se stabilise à une valeur moyenne fonction de la constante de couplage.
Pour estimer le paramètre d'ordre moyen, on génère \(n=10\) échantillons de \(N\) oscillateurs que l'on fait évoluer suivant la dynamique de Kuramoto
pendant \(2\times 10^3\delta t\), le temps de laisser le système atteindre son régime d'équilibre. À partir de ces 10 échantillons on calcule le paramètre d'ordre moyen \(p_\text{m}\) ainsi que son incertitude via les relations
\[
p_\text{m}=\frac{\sum_{i=1}^n p_i}{n}
\quad\text{et}\quad
u(p_\text{m})=\frac{\sigma_p}{\sqrt{n}}
\quad\text{avec}\quad
\sigma_p=\sqrt{\sum_i\frac{(p_i-p_\text{m})^2}{n-1}}
\]
Comme on peut le voir sur la Fig.5, le paramètre d'ordre reste voisin de zéro tant que la constante de couplage est inférieure à un certain seuil \(K_c\), dit couplage critique. Dans cette phase incohérente, les phaseurs sont répartis quasi uniformément sur le cercle trigonométrique.
Au delà du seuil critique, la phase incohérente devient instable et le paramètre d'ordre croît rapidement suite à l'émergence du phénomène de synchronisation. Plus l'on s'éloigne du seuil critique et plus la synchronisation est complète.
La simulation est limitée à un nombre d'oscillateurs assez modeste pour des raisons de temps de calcul numérique. Cependant, dans la limite thermodynamique, c'est-à-dire quand \(N\to\infty\), on observe un phénomène de où le paramètre d'ordre bifurque à partir d'un seuil critique \(K_\text{c}\) entre un état défini par \(|p|=0\) et un autre où \(|p|>0\). Le couplage critique \(K_\text{c}\) ne dépend que du degré de désordre, c'est-à-dire de la dispersion des pulsations propres. On montre que \[ K_\text{c}=\frac{2}{\pi g(\omega_0)}=2\gamma \] Dans le cas d'une dispersion lorentzienne des pulsations propres, on montre que la branche \(|p|>0\) est donnée par l'équation \[ |p|(K>K_c)=\sqrt{\frac{K-K_\text{c}}{K}}\quad\text{pour }N\to \infty \] Le comportement observé rappelle les transitions de phases critiques de la matière comme dans la transition para-ferromagnétique. Par exemple, dans le modèle d'Ising qui décrit simplement le couplage ferromagnétique entre \(N\) spins \(\frac12\), l'état d'aimantation \(M=0\) devient instable en dessous d'une température critique \(T_\text{c}\), et le système adopte spontanément un ordre ferromagnétique partiel d'autant plus complet qu'on s'éloigne de la température critique.
La Fig.6 est inversée par rapport à la Fig5, car dans l'étude des propriétés de la matière, le paramètre de contrôle est en général la température alors que dans le modèle de Kuramoto c'est le couplage \(K\) qui fait office de paramètre de contrôle. On pourrait tout aussi bien fixer le couplage \(K\) et faire varier la dispersion des : on obtiendrait dans ce cas un comportement similaire à celui de la Fig.6.
Fluctuations du paramètre d'ordre
Dans l'étude de la transition para-ferromagnétique on sait depuis les travaux de Pierre Curie que la susceptibilité magnétique diverge au voisinage du point critique comme \(1/|T-T_\text{c}|\). Or, la susceptibilité est proportionnelle aux fluctuations de l'aimantation, et la divergence au point critique traduit le fait que ces fluctuations deviennent macroscopiques.
De la même façon dans le modèle de Kuramoto, la dynamique du paramètre d'ordre présente des fluctuations qui divergent au point critique. Une manière de quantifier ces fluctuations consiste à mesurer la quantité \[ \chi =N \left(\langle p^2\rangle-\langle p\rangle^2\right) \] où \(\langle x \rangle\) est la moyenne d'ensemble effectuée sur différents échantillons une fois l'état .
Sur la Fig.7, on observe une augmentation importante des fluctuations au voisinage du point critique. Du fait du caractère fini du nombre d'oscillateurs, ces fluctuations restent fini, mais on peut montrer que lorsque \(N\to \infty\), \(\chi(K_\text{c})\to \infty\).
Conclusion
Les outils de la physique statistique peuvent être mis à profit dans des contextes qui dépassent le cadre de la physique classique mais qui embrassent ce que l'on appelle les systèmes complexes.
Par exemple, pour le simple phénomène de synchronisation collective étudié ici, on le rencontre dans des contextes aussi différents que celui des oscillateurs chimiques[4], du clignotement lumineux des lucioles, des murmurations d'étourneaux, des réseaux de jonctions Josephson, de la stabilité de la fréquence du réseau électrique[5] etc.
Que ce soit dans des contextes biologiques, sociaux et même économiques, il existe des tas de situations où les phénomènes d'émergence, de transition de phase, de structures collectives peuvent apparaître. N'en doutons pas, la physique des systèmes complexes peut occuper une place centrale, au carrefour de plusieurs disciplines pour relever les défis du futur, comme le souligne le CNRS:
Plus de 50% des habitants sur Terre habitent en milieu urbain. Mieux comprendre la dynamique des villes pourrait permettre de concevoir des villes moins énergivores et moins polluantes, et de limiter les phénomènes de ségrégation sociale. Cette étude concerne à la fois la dynamique des structures urbaines (évolution des réseaux de rues et de transport, occupation des sols,...), les répartitions socio-économiques des habitants (questions de ségrégation sociale, mobilité, mouvements de foules, mouvements sociaux, propagation d'émeutes) et les questions sanitaires (propagation d'épidémies en prenant en compte les hétérogénéités des interactions sociales et des comportements individuels, interaction avec les questions de mobilité) (...) Là encore, la démarche de la physique, combinant analyse de données empiriques, modélisation, simulation et expérimentation, apporte une expertise pour nourrir la discussion citoyenne et politique sur les décisions à prendre dans le contexte du changement climatique et des crises sociales urbaines.
Analyse prospective du CNRS de 2024.
Pour en savoir plus...
- Self-entrainment of a population of coupled non-linear oscillators International Symposium on Mathematical Problems in Theoretical Physics.p. 420-422, Kyoto University, 1975.
- La méthode d'Euler[en ligne], 2015. Disponible sur femto-physique.fr
- Modèle d'Ising à deux dimensions[en ligne], 2015. Disponible sur femto-physique.fr
- Arrays of coupled chemical oscillator Scientific Reports 5.1p. 16994, 2015. DOI:10.1038/srep16994
- Enhancing power grid synchronization and stability through time-delayed feedback control Phys. Rev. EVol. 100, p. 062306, 2019. DOI:10.1103/PhysRevE.100.062306
- Synchronisation - Simulation numérique de la synchronisation d’oscillateursCergy Paris université, Stage de M1, juin 2021.